Régis Jauffret : Cannibales
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Cannibales par Régis Jauffret.
Seuil (2016), 185 pages ; Points (2017) 192 pages.

En écrivant Cannibales, Régis Jauffret s’est lancé dans une aventure périlleuse, très difficile en tout cas : mener un roman avec uniquement un échange de lettres. Noémie et Jeanne en sont les personnages principaux mais Geoffrey, fils de Jeanne qui a quitté Noémie, fournit aussi quelques missives.
Noémie est une artiste peintre de 24 ans qui rêvait d’être chanteuse d’opéra. Elle écrit à Jeanne (Chère Madame) qui lui répond (Chère Noémie) en lui disant que son mari s’appelait Poutine (!), qu’elle a 85 ans et qu’elle fait de l’ostéoporose. Elle lui demande de ne plus lui écrire. Son cynisme perce déjà.
Noémie enchaîne en lui avouant : « Vous devez avec raison préférer le silence qui est au langage ce que la paix est au conflit. » Elle décrit Geoffrey sans complaisance : « Un être intelligent qu’aucune femme ne regrettera jamais d’avoir connu. » Ajoutant un peu plus loin que Jeanne est « chanceuse d’avoir mis Geoffrey au monde. Aujourd’hui, je regrette que vous ne vous soyez pas tenue à la plus grande chasteté le soir où vous l’avez conçu. »

Les amabilités continuent. Les premières lettres sont les meilleures mais Régis Jauffret distille tout au long du livre quantité de formules assassines réussissant le tour de force, après un week-end à Cabourg, de réunir ces deux femmes que tout oppose au départ, autour d’un projet fou : tuer et manger Geoffrey !
Noémie détaille toutes ses idées sur l’amour, rêvant de voir pleurer ceux qu’elle écarte : « Les pleurs abondant des hommes sont beaucoup plus troublant que leur pauvre semence. » Jeanne se moque d’elle : « Votre gentillesse superficielle et fourbe m’a séduite. » les lettres commençant par « Chère Jeanne » ou « Petit ange ».
L’humour est bien présent, même un peu macabre : « nous le mangerons bien grillé et il croquera sous la dent comme les croquantes endives dont vous raffolez. » Geoffrey, un architecte de 52 ans, entre dans la danse et parle de son enfance, demandant à sa mère de l’oublier puisqu’elle n’a pas su l’aimer.

Si Jeanne ordonne « Aimez-le avec autant d’attention qu’une femme chérit le porcelet qu’elle sacrifiera à la Saint-Sylvestre », Noémie lâche : « Nous n’avons pas comme vous, la chance de bénéficier des douceurs de la religion. Pauvres athées que nous sommes. » L’histoire se termine de façon macabre mais avec une pirouette amusante.
Pour arriver au bout de son roman, Régis Jauffret (1) (photo ci-dessus) a dû étirer son histoire, développer des aspects annexes et imaginer des issues assez improbables mais l’essentiel est dans cet humour féroce, ces formules incroyables qu’il a su écrire avec talent et beaucoup d’à propos.
Jean-Paul
PS :
1. Du même auteur, voir Papa, son dernier roman publié en 2020.
2. Lors des Correspondances de Manosque 2016, Marie-Sophie Ferdane et Françoise Fabian avaient remarquablement lu une partie de ce courrier échangé entre Noémie et Jeanne, en présence de Régis Jauffret.