Mathias Enard : Boussole

Boussole      par    Mathias Enard.

Actes Sud (2015). 377 pages ; Babel (2017) 480 pages.

Prix Goncourt 2015.

 

 

Au cours d’une nuit d’insomnie, Franz Ritter, musicologue viennois, au travers de la plume virevoltante de Mathias Enard (photo ci-contre), nous prend et nous emmène d’occident en orient et du nord au sud, en dégageant, au fil des pages, toutes les imbrications et tous les courants qui traversent des mondes que l’on tente trop souvent de séparer.

 

Alors que, pour oublier une maladie qui le ronge, Franz fume de l’opium et regarde M. Gruber, son voisin qui promène son chien, il relit ce courrier reçu par la poste, un tiré à part envoyé depuis le Sarawak, un État de Malaisie, situé sur l’île de Bornéo, avec pour simple dédicace : « Pour toi très cher Franz, je t’embrasse fort, Sarah. »

 

Sarah est le grand amour de Franz mais cette belle universitaire parcourt le monde et les rares moments vécus ensemble n’ont jamais été très concluants. Franz était à la soutenance de sa thèse, quinze ans auparavant et les souvenirs reviennent : « …impossible, à Paris en 1999, devant une coupe de champagne, de s’imaginer que la Syrie allait être dévastée par la pire violence, que le souk d’Alep allait brûler, le minaret de la mosquée des Omeyades s’effondrer, tant d’amis mourir ou être contraints à l’exil… » Ainsi, la dramatique actualité ressurgit régulièrement tout au long du roman.

 

Rythmé par les heures interminables de la nuit, le récit nous emmène sur les pas des musiciens, des poètes, des écrivains dont les œuvres sont influencées volontairement ou non par l’Orient. Franz détaille ses souvenirs de voyage comme ce séjour en Turquie pour étudier la musique européenne à Istanbul, du XIXe au XXe siècle ainsi qu’un séjour iranien très instructif. Au cours de fouilles menées en Syrie, il remarque : « là où en Europe ils étaient contraints par leurs budgets à creuser eux-mêmes, les archéologues en Syrie, à l’image de leurs glorieux prédécesseurs, pouvaient déléguer les basses besognes. »

 

Plus loin, un passage éclaire justement l’actualité : « L’Europe a sapé l’Antiquité sous les Syriens, les Irakiens, les Égyptiens ; nos glorieuses nations se sont approprié l’universel par leur monopole de la science et de l’archéologie, dépossédant avec ce pillage les populations colonisées d’un passé qui, du coup, est facilement vécu comme allogène : les démolisseurs écervelés islamistes manient d’autant plus facilement la pelleteuse dans les cités antiques qu’ils allient leur profonde bêtise inculte au sentiment plus ou moins diffus que ce patrimoine est une étrange émanation rétroactive de la puissance étrangère. »

 

Je me suis laissé prendre dans ce tourbillon qui m'a fait rencontrer des noms illustres (Mozart, Beethoven, Liszt, Schubert, Berlioz, Bizet, Rimski-Korsakov, Debussy, Bartók, Schönberg… mais aussi Flaubert, Chateaubriand, Balzac…) ainsi que d’autres bien moins connus. Franz Ritter, toujours passionné par son art, avoue même : « La musicologie est à la musique ce que l’horlogerie est au temps. »

 

Le voyage m'a mené jusqu’en Chine, au Vietnam, en Corée où « l’orient de l’Orient, n’échappe pas à non plus à la violence conquérante de l’Europe » car Sarah est « friande de missionnaires, martyrisés ou non ; ils sont, disait-elle, la vague souterraine, le pendant mystique et savant de la canonnière – l’un et l’autre avancent ensemble, les soldats suivant ou précédant de peu les religieux et les orientalistes qui parfois sont les mêmes. »

 

Boussole, un livre que l’auteur dédie, entre autres, aux Syriens, mérite donc amplement son titre, ainsi que la belle récompense littéraire bien méritée.

Jean-Paul

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