Christy Lefteri : Les Oiseaux chanteurs
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Les Oiseaux chanteurs par Christy Lefteri.
Traduit de l’anglais par Karine Lalechère.
Titre original : Songbirds.
Seuil (2022) 360 pages.
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J’avais été bouleversée par L’apiculteur d’Alep, ce roman sur l’exil de Christy Lefteri. Aussi lorsqu’il m’a été proposé de recevoir Les oiseaux chanteurs de la même auteure dans le cadre d’une masse critique privilégiée et que j’ai été retenue, imaginez ma joie. Que Babelio et les éditions du Seuil soient ici remerciés pour m’avoir offert à nouveau de très belles heures de lecture !
Le récit se passe à Chypre. Petra Loizides, opticienne optométriste habite Nicosie, côté grec, à deux pas de la ligne verte (photo ci-dessous) qui divise Chypre depuis 1974. Elle occupe uniquement le rez-de-chaussée d’une maison vénitienne de deux étages. Elle loue depuis deux ans le premier étage à un homme appelé Yiannis qui vit de la cueillette des herbes sauvages et des champignons.
Un lundi matin, voilà Petra inquiète, Nisha, la nourrice de sa fille Aliki, 9 ans, a disparu sans laisser de trace. Yiannis, le locataire, est lui aussi bouleversé. Sans que Petra le sache, car il est interdit à ces jeunes nourrices et employées de maison, principalement originaires d’Asie de fréquenter un homme, une liaison s’est nouée entre Nisha et Yiannis. Nisha se serait-elle enfuie suite à la demande en mariage que Yiannis lui a faite la veille ?
Mais la jeune Sri-lankaise a laissé dans sa chambre son passeport et ses possessions les plus précieuses : une mèche de cheveux de sa fille Kumari qui est restée au pays et un médaillon de son défunt mari.
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Petra finit par signaler sa disparition à la police qui se contente de lui dire qu’elle a dû passer au Nord et qu’ils ne peuvent s’amuser à chercher des étrangères…
Ensemble, Petra et Yiannis vont unir leurs efforts pour tenter de retrouver Nisha.
Petra, qui s’était repliée sur elle-même depuis la mort de son mari survenue avant la naissance de leur enfant va regarder ces femmes d’un nouvel œil « C’était leur travail qui rythmait la vie du quartier. Elles étaient invisibles pour moi avant la disparition de Nisha ».
Yiannis, lui, ex-banquier ruiné par la crise de 2008, prisonnier d’un réseau mafieux puissant et dangereux, bien qu’ayant promis à Nisha d’arrêter ses activités illégales, continue encore le braconnage des oiseaux. « Ça ne me plaît pas de faire ça, m’efforçais-je de lui expliquer. Mais une fois qu’on a commencé, c’est difficile d’arrêter. C’est un peu comme le trafic de drogue. Il y a une grosse organisation derrière, et on ne te lâche pas facilement. C’est trop risqué. »
C’est ainsi que par le biais de l’enquête de ces deux personnes que sont Petra, son employeuse et Yiannis, son amant, Chrity Lefteri nous fait découvrir qui était réellement Nisha. C’est par l’intermédiaire de ceux qui l’ont connue que le lecteur découvre la personnalité de cette jeune femme mais aussi la vie de toutes ces travailleuses invisibles, des femmes totalement dépendantes de leurs employeurs.
Entre les points de vue des deux protagonistes dont les prénoms donnent le titre aux chapitres, s’intercale régulièrement l’histoire de ce lac Mitsero (photo ci-dessous), auquel les produits chimiques toxiques de la mine à ciel ouvert de sulfure de Kokkinopezoula, maintenant fermée ont donné une teinte rouge.
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Si Les oiseaux chanteurs est un excellent thriller, dans lequel le suspense va crescendo, d’autant que d’autres employées de maison vont aussi disparaître, il est avant tout un roman contemporain sociétal qui met en exergue deux facettes très sombres d’un pays par ailleurs magnifique et enchanteur tant par son climat, ses paysages que sa nourriture.
Je dois avouer que cet esclavage moderne très répandu qui sévit à Chypre m’était totalement inconnu. J’ignorais le sort réservé à ces femmes étrangères - Philippines, Népalaises, Sri-lankaises ou Roumaines - venues à Chypre pour travailler. Exploitées par leurs employeurs qui abusent de leur pauvreté, elles sont obligées de tout accepter, la plupart étant passées par des agences à qui elles doivent énormément d’argent, se retrouvant ainsi piégées sans aucune possibilité de rentrer chez elles et prisonnières de leur situation. Les conditions de ces travailleuses immigrées, victimes d’exploitation, de violences et de sexisme, dans ce petit pays européen sont absolument indignes.
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Christy Lefteri (photo ci-dessous) née à Londres de parents chypriotes confie en fin d’ouvrage que ce roman est né pour faire comprendre que migrants ou réfugiés, s’ils se sentent obligés de quitter leur pays c’est qu’ils ont le sentiment de ne pas avoir d’autre solution. Elle s’est inspirée également pour l’écrire d’une tragédie récente qui a endeuillé Chypre.
L’autre volet de ce récit, représenté par Yiannis, est cette chasse illicite aux oiseaux migrateurs, un véritable braconnage industriel. Chaque année, des centaines de milliers d’oiseaux migrateurs piégés par des branches enduites de colle ou d’immenses filets sont tués et servis en secret dans des restaurants de l'île, générant des profits juteux pour les trafiquants, les autorités se révélant bien passives…
Trafic humain et braconnage sont au cœur de ce roman où la poésie est néanmoins bien présente.
Les portraits de toutes ces travailleuses domestiques sont brossés par petites touches et montrent avec finesse comment elles ont été réduites à l’état de choses dont on dispose à son gré.
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Quelles émotions j’ai ressenti, en découvrant le parcours de Nisha, cette jeune femme sri-lankaise qui a dû laisser sa toute jeune enfant à sa mère et se résoudre à traverser les océans, pour lui offrir des études et un avenir. Comment cette femme a partagé son amour maternel avec cette enfant dont elle est devenue la nourrice et l’aimant tout autant que sa propre enfant ! Émotions également en découvrant la renaissance de Petra et le réapprentissage nécessaire pour retrouver l’amour de sa fille.
J’ai également été sensible à la façon dont ces deux êtres, Petra et Yiannis vont évoluer et peu à peu se métamorphoser. Bien que vivant auprès de Nisha, il faudra sa disparition pour qu’ils apprennent à la connaître et comprendre sa grandeur d’âme et grandir eux-mêmes.
Les oiseaux chanteurs est paradoxalement un roman extrêmement sombre et hyper lumineux à la fois, un roman pétri d’humanité, un roman où Nisha ne prend la parole que dans les dernières pages mais dont la voix demeure présente longtemps après le livre refermé.
Ghislaine