Ahmet Altan : Les Dés
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Les Dés par Ahmet Altan.
Traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes.
Actes Sud (2023) 204 pages.
Rentrée littéraire 2023.
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Bien qu’ayant entendu de nombreuses louanges à propos de Ahmet Altan, notamment pour son livre Madame Hayat, prix Femina étranger 2021, c’est seulement aujourd’hui, avec Les Dés que je fais connaissance avec cet auteur.
Quand on sait que ce grand journaliste et écrivain turc, Ahmet Altan, a passé cinq ans derrière les barreaux des prisons d’Erdogan pour son engagement, il n’est guère étonnant que son dernier roman décrive un jeune homme enfermé pour un temps à la prison de Sinop (photo ci-dessous), mais surtout enfermé dans une prison intérieure dont il reste prisonnier.
Le roman se déroule au début des années 1900, époque où les unionistes sont au pouvoir en Turquie.
Ziya, garçon de seize ans, a une admiration immense pour son frère aîné Arif, caïd redouté par tout le quartier. Il est son héros.
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Celui-ci lui apprend que son devoir n’est pas seulement de défendre son honneur personnel, mais aussi celui de sa famille et du peuple tcherkesse (photo ci-dessous) auxquels ils appartiennent et que mourir vaut toujours mieux que vivre dans le déshonneur.
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Ziya a tout juste dix ans quand Arif lui met un pistolet dans la main. Il apparaît très vite que le gamin a un don spécial, quand il tient le pistolet, l’arme fait corps avec lui.
Un soir, Arif trouvant l’un des gros bras de la garde albanaise du sultan, ivre, en train de terroriser la foule, insulter les policiers sans qu’ils n’interviennent, le gifle, considérant comme une offense personnelle qu’un autre caïd se permît d’effrayer la foule en sa présence.
Deux mois plus tard, Arif est abattu.
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Ziya, qui a alors seize ans, va faire preuve d’un courage incroyable. Introduit en secret dans un recoin du tribunal où doit être entendu l’assassin de son frère, le jeune Tcherkesse l’abat d’une seule balle en pleine audience, suscitant par son geste l’admiration de tous.
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Arrêté, jugé coupable, il est condamné à perpétuité et emprisonné à Sinop où ceux qu’on y enfermait avaient peu de chance d’en sortir. Bien que ce lieu fut un enfer, il avait fait ce qui convient à un homme d’honneur et il était prêt à payer le prix. Il tuerait encore si nécessaire.
C’est en prison qu’il se met à jouer aux dés.
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Photo ci-dessus : Alexandrie (Égypte).
Un an après son incarcération, il est exfiltré vers l’Égypte par les soutiens politiques de son clan. C’est là qu’il va faire son apprentissage des choses de la vie.
Amnistié, de retour à Istanbul, une action d’éclat lui est proposée…
Extraordinaire est la manière dont Ahmet Altan explore le caractère et le comportement de ce garçon, de sa prime jeunesse jusqu’à son dernier soupir, une véritable analyse dans laquelle sa personnalité est décortiquée.
Il montre, comment, tout enfant, à peine quatre ans, Ziya a appris à refouler ses émotions.
Photo ci-dessus : La garde l'honneur du Sultan.
Bien évidemment, c’est Arif, ce frère aîné qui a façonné son frère, mais encore fallait-il que cet enfant soit prêt à recevoir son enseignement, qu’il ait une personnalité qui sorte de l’ordinaire, l’admiration ne suffisant pas à tout expliquer. D’ailleurs, l’autre frère, Hakki, de trois ans plus âgé que Ziya, éduqué de la même manière, ne parvient pas à s’extraire de la peur de mourir et demeure incompris par son frère qui se moque, lui, de la vie comme de la mort.
C’est en prison, avec les dés qui réussissent à l’arracher à ce long jour sombre, qu’il va ressentir quelques émotions, éprouvant même pour eux, une sorte de gratitude.
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Après son premier rapport sexuel lors de sa sortie, une gêne le ronge, il sait seulement que cela ne ressemblait ni au jeu ni au meurtre. Ses relations avec les femmes seront toujours particulières et l’orgueil et la vanité qui le rendent d’une agressivité mortelle face aux mâles, devant les femmes, l’arrête net.
Non loin d’Alexandrie, il rencontre une jeune fille, Nora, dont il va apprécier la compagnie et qu’il n’oubliera jamais. La narration de la relation entre ces deux jeunes gens qui n’avaient rien en commun, m’a vraiment émue et leurs promenades dans les vergers m’ont touchée.
Au départ de Nora, ce n’est qu’au casino, ce lieu d’où sont exclus tous les sentiments, ce lieu où tout s’engloutit dans l’oubli, qu’il trouve la sérénité, jusqu’à ce qu’un joueur lui montre un autre moyen d’arriver à l’oubli : les femmes.
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Les Dés de Ahmet Altan (photo ci-dessus) brosse le portrait psychologique d’un homme très difficile à cerner qui incarne l’engagement absolu de ceux qui sont prêts à tout pour défendre leur honneur, celui de leur famille et de leur clan. Pour lui seuls les couards sont incapables de meurtre.
Roman psychologique, roman philosophique sur la notion de liberté, roman historique et politique dont la toile de fond est cet empire ottoman en train de s’effondrer, roman fondé sur une histoire vraie, Les Dés est un roman assez noir, parsemé cependant de quelques lueurs qui m’a profondément interpellée.
Je remercie les éditions Actes Sud et Babelio qui m’ont permis de découvrir la plume agréable, éclairée, fluide, délicate et poétique de ce grand écrivain : Ahmet Altan.
Ghislaine