Gwenaëlle Lenoir : Camera obscura
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Camera obscura par Gwenaëlle Lenoir.
Julliard (2024) 214 pages.
Prix Relay des Voyageurs lecteurs 2024.
Camera obscura est un roman magistral, bouleversant et poignant, absolument sidérant !
Gwenaëlle Lenoir prévient dès le départ que le personnage principal du roman, photographe militaire, est réel, qu’il est vivant mais vit caché quelque part en Europe. Si les atrocités décrites sont avérées, les faits documentés, la voix de celui dont le nom de code est César est la propre voix de l’autrice.
Même si le pays où se déroulent les faits n’est jamais nommé, c’est de toute évidence de la Syrie dont il s’agit.
Gwenaëlle Lenoir, journaliste indépendante spécialiste de l’Afrique orientale et du Proche et Moyen-Orient s’est glissée avec une maestria hors-norme dans la tête de César, de son enfance à son exfiltration.
Cet homme dont l’enfance a été belle, est marié à Ania et il est père de deux enfants Najma at Jamil de huit et cinq ans.
Son travail consiste à photographier les corps qui arrivent à la morgue de l’hôpital militaire. Il a pris cette fonction quand Abou Georges est parti en retraite.
Très ponctuel, très méticuleux et très discret, il est surpris, un jour, par l’arrivée de quatre corps. « Ça faisait beaucoup pour un matin de printemps ». Il essaie pourtant de ne pas trop se poser de questions.
Les jours suivants, d’autres corps arrivent et d’autres encore, toujours plus. Jamais il n’avait reçu autant de corps en même temps à l’hôpital, des corps massacrés, avec aux poignets, des étiquettes qui mentaient, des certificats officiels qui mentaient. Il est terrifié par ces corps torturés qui s’amoncellent et qui le poursuivent jusqu’à chez lui. Il ne peut plus fermer les yeux car il n’y a plus de doute...
Jour après jour, il va continuer à envoyer les photos réglementaires mais, la peur au ventre, va emporter la carte mémoire dans sa sacoche au milieu des gâteaux secs à la fleur d’oranger préparés par sa femme auxquels il n’a pas touché : « Je n’ai pas le droit d’arrêter le voyage des morts… Il faut que les morts parlent parce que nous, les vivants, nous ne pouvons pas parler. Ils ont cousu nos lèvres et arraché nos langues... »
Il finit par ne plus supporter et va alors, par l’intermédiaire de Abou Georges être mis en contact avec un réseau de patriotes qui enverront ces renseignements en lieu sûr à l’étranger pour les montrer un jour au monde entier et à un tribunal pour précipiter la fin du tyran.
Gwenaëlle Lenoir (photo ci-dessous), dans un style limpide et percutant, montre comment un homme ordinaire, photographe légiste, s’est retrouvé archiviste de l’horreur des prisons, comment sa vie paisible a basculé dans l’horreur. Elle raconte le cheminement d’un homme qui au fil de ce qu’il voit et vit va se détourner du chemin balisé qui lui était tracé pour entrer en résistance, une résistance désespérée face à un régime totalitaire monstrueux dépourvu de toute humanité.
Le questionnement de cet homme nous permet de pénétrer au cœur d’un peuple opprimé, où chaque parole, chaque regard peut être interprété et où chaque personne peut être un moukhabarat, faire partie des services secrets et vous dénoncer.
J’ai été saisie par le courage que déploie cet homme, malgré l’angoisse d’être démasqué et l’effroi qu’il ressent à la perspective de ce qui pourrait arriver à sa famille. Je n’ai pu qu’être admirative du cran dont il fait preuve en emportant sur lui cette clé USB, afin de témoigner des atrocités subies par son peuple et que ces morts puissent parler, et de la force qu’il affiche à ne pas céder à la facilité, à la pression de l’argent et des honneurs, en entrant dans le camp des dominants.
J’ai trouvé extrêmement émouvant la manière dont il cache la carte mémoire dans le sachet de biscuits confectionnés par Ania, un geste chargé de symboles.
Par le biais de ce photographe militaire qui n’avait jamais remis en cause l’ordre établi mais qui voyant son pays s’abîmer dans la terreur va oser se lever et mettre consciemment sa vie en danger, Gwenaëlle Lenoir, tout en décryptant avec talent les atrocités commises, rend ici un vibrant hommage à toutes celles et tous ceux qui ont osé et osent se dresser face à un régime qui impose force et silence. Il est cependant difficile de ne pas être pessimiste et désespéré face à l’inhumanité de ces régimes totalitaires.
Ce récit poignant et bouleversant nous amène à nous interroger sur ce que nous-mêmes aurions fait en lieu et place de César….
Comment cet homme peut-il survivre aujourd’hui sans sombrer dans la folie après avoir côtoyé et photographié tant d’ horreurs ?
Camera obscura est un roman que chacun devrait lire pour se faire une idée de la barbarie dont peuvent faire preuve les régimes totalitaires.
Gwenaëlle Lenoir a su aborder dans un style clair et vif, plein de sensibilité et d’humanité un sujet dur mais hélas contemporain. Une lecture nécessaire !
Dommage que ce livre n’ait pas bénéficié d’une mise en avant plus conséquente, tant ce texte dévoile avec force la face obscure de notre monde à la dérive.
Camera obscura, cette histoire vraie d'un photographe, exfiltré de son pays pour témoigner, a reçu le Prix Relay des Voyageurs Lecteurs 2024.
Je remercie très sincèrement Dominique Gasquet et Lecteurs.com pour cette lecture édifiante et que je ne suis pas prête d’oublier.
Ghislaine