Kamel Daoud : Houris

Houris   par  Kamel Daoud.

 Gallimard/nrf (2024) 411 pages.

Rentrée littéraire 2024.

 

 

Aube est une jeune algérienne qui est née une seconde fois à l’âge de cinq ans, le 31 décembre 1999, date à laquelle elle a été égorgée et laissée pour morte par des islamistes qui ont massacré cette nuit-là mille personnes de son village Had Chekala, dont son père, sa mère, sa sœur.

 

 

C’était le dernier jour de la guerre des années 1990, déclenchée entre les militaires et les barbus de Dieu, entre le gouvernement algérien et divers groupes islamistes.

 

 

Les cordes vocales tranchées, elle a perdu l’usage de la parole. Une canule lui permet de respirer et un « sourire » court sous son cou, « qui pétrifie les gens autour de moi comme du fil de fer barbelé. C’est la longue signature calligraphiée du meurtrier qui ne m’acheva pas faute de temps. »

 

Ses grands yeux ont pris le relais, faisant étinceler sa voix intérieure, devenus « un vrai alphabet, … une collection de couteaux ».

 

 

En ce 16 juin 2018, jour où débute le récit, la jeune femme habite Oran chez sa seconde mère, celle qui l’a sauvée et elle tient un salon de coiffure.

C’est sa voix, sa voix intérieure que Kamel Daoud (photo ci-dessous) nous invite à entendre.

 

 

 

Dans un long monologue inoubliable, Aube s’adresse à l’enfant, une fille, elle en est sûre, qu’elle porte dans son ventre, qu’elle appelle sa Houri et qu’elle ne souhaite pas garder, voulant lui éviter de naître pour lui éviter de mourir à chaque instant. les Houris sont ces vierges promises qui, dans le paradis seront la récompense des bienheureux.

 

 

 

Un grand dilemme se pose à Aube, elle qui a survécu à la mort. Elle est face au choix problématique de savoir si elle peut donner la vie à une fille, dans un pays qui ne veut pas des femmes, et où celles-ci ne sont pas heureuses, leur bonheur fortement compromis par des interdictions sans nombre.

 

 

Coincée entre l’envie d’avorter et celle de parler sans fin à sa Houri, elle va s’engager, pendant la semaine de l’Aïd, dans un périple-pélerinage tourmenté vers son village natal et la ferme familiale qu’elle appelle « l’Endroit Mort » où, cette année-là, selon les survivants des alentours, son père était harcelé le jour par les militaires de la caserne proche et subissait la nuit, la visite et le sermon sur sa trahison, des katibas islamistes du Ouarsenis. Les morts lui répondront peut-être.

 

 

Une autre voix se mêlera à la sienne, celle d’Aïssa, rescapé lui aussi d’un massacre - hypermnésique capable, lorsqu'on lui donne un chiffre d'y accoler immédiatement une date avec le nombre de victimes ce jour-là - et une troisième la rejoindra également en la personne d’un imam.

Kamel Daoud rappelle qu’en Algérie, si l’on parle d’une guerre, il s’agit toujours de la guerre de décolonisation. La guerre civile, la décennie noire (1992-2002) est recouverte d’une chape de plomb,  une loi interdisant, sous peine de prison, toute évocation de ce sujet dans une quelconque œuvre en Algérie. Ces années sanglantes, dix ans de souffrance et d’horreur absolue, avec plus de deux cent mille morts, un million de déplacés sont absolument taboues.

 

 

Ce monologue intérieur que Aube, la narratrice, destine à son embryon, nous permet de prendre connaissance des horribles massacres qui ont été commis durant cette décennie noire, un récit qui s’avère à la limite du soutenable lorsque Aube relate la nuit effroyable qui décima sa famille et la laissa pour morte. Est évoquée la charte pour la Paix et la Réconciliation de 2005 chargée d’accorder le pardon aux tueurs et qui indigne et révulse Aube comme tous les Algériens qui ont eu des victimes dans leurs familles et qui n’ont pas connu la vérité et pas eu droit à la justice, « le pays entier ne pansait pas ses blessures, mais les gommait » : la mémoire est interdite.

 

 

C’est aussi la société algérienne contemporaine et la condition des femmes que Kamel Daoud nous fait découvrir avec la description par la jeune femme de sa vie à Oran.

 

 

Même si j’avais quelques références en la matière, j’ai tout de même été choquée et estomaquée de voir la place de la religion dans la société algérienne, religion qui oblige les individus à croire et son incidence catastrophique sur la liberté des femmes, le droit au corps et à la sexualité.

 

 

J’ai été subjuguée par la voix intérieure de l’héroïne, une voix envoûtante qui m’a emmenée au bout de l’enfer. La puissance de la langue, majestueuse, poignante, pleine de sensibilité et poétique fait de Houris un roman magistral, un hommage remarquable aux victimes oubliées de la guerre civile algérienne et un superbe encouragement pour la difficile bataille des femmes pour l’égalité en Algérie. Il m’a bouleversée et ébranlée.

 

 

Je ne peux que saluer le talent, la performance et la prouesse de Kamel Daoud pour avoir su se glisser avec une grande finesse, une justesse de ton et autant de grâce dans la peau et le cœur d’une jeune femme algérienne pour nous faire ressentir au plus profond de nos chairs à la fois les blessures physiques et morales endurées par le peuple algérien de même que ses aspirations vers un monde libéré des chaînes de la religion.

Ce fut un immense plaisir de le rencontrer, ce mercredi 25 septembre, place de l'hôtel de Ville, dans le cadre des Correspondances de Manosque.

Ghislaine

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B
Bravo pour le travail autour de ce roman qui mérite vraiment cette "mise en valeur". Les photos sont vraiment magnifiques et mettent en valeur les passages du livre. J'espère juste qu'il aura le prix littéraire qu'il mérite. Mais il ne faut pas en dire plus....
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M
Je l'ai déjà noté mais je ne sais pas quand je le trouverai en médiathèque...un livre qui doit être traumatisant et très dur tout de même vu ce que tu en dis.
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G
Le thème est effectivement dur, mais Kamel Daoud le traite avec beaucoup de talent et d'humanité sans négliger la poésie, ce qui rend le roman profondément humain et captivant. Je te le conseille vraiment !
A
Il me tente pour ce qu'il dit de la société algérienne.
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G
C'est vrai car Houris sort de l'oubli cette guerre civile des années 1990, complètement effacée en Algérie.
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