Joël Egloff : Ces féroces soldats
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Ces féroces soldats par Joël Egloff.
Buchet/Chastel (2024) 235 pages.
Dans Ces féroces soldats, Joël Egloff retrace l’histoire singulière et absurde de sa famille durant la seconde guerre mondiale et raconte comment son père, mosellan, est incorporé de force dans l’armée allemande en octobre 1943, à 17 ans, comme tous ceux qui vivaient dans la zone annexée par le Reich en 1940.
Il fit partie des « Malgré-nous », ces Français forcés par les nazis de combattre leur pays, s’ils voulaient éviter les représailles sur leurs familles.
Pour cela, l’auteur entreprend de reconstituer le puzzle de l’enfance et de l’adolescence de ses parents sous le joug nazi.
Le 1er septembre 1939, l’invasion de la Pologne par l’armée allemande déclenche la seconde guerre mondiale et, l’ordre d’évacuation de cette « zone rouge », entre la ligne Maginot et la frontière, est donné.
Son père n’a que treize ans alors, et sa mère qui habite un village voisin, huit. Il faut déserter au plus vite et s’éloigner de la frontière. C’est à la mi-août suivante qu’ils apprennent leur rapatriement. Ils sont partis de France et ils rentrent en Allemagne, c’est le retour aux frontières de 1871 mais qu’importe, c’est chez eux et c’est plus fort qu’une histoire de frontière.
La guerre est là et tout à la fois lointaine, jusqu’au jour, où est remis à son père le formulaire « Einberufungsbefehl » avec son nom inscrit : ordre de mobilisation. Il est incorporé en octobre 1943 et comme cent trente mille autres, fera désormais partie des « Malgré-nous ».
En février 1944, il est enrôlé dans la Waffen-SS, il aura dix-huit ans le 1er mars ...
C’est son périple tragique que raconte Joël Egloff, sans fiction, s’appuyant uniquement sur quelques pages d’un carnet retrouvé et sur les témoignages qu’il a récoltés, se contentant d’émettre des hypothèses sur ce qu’il n’a pas dit.
Il dresse dans un premier temps un portrait touchant de ces habitants de l’Alsace-Moselle qui, en trois guerres, tout en restant chez eux ont été Français avant 1871, Allemands ensuite jusqu’en 1919. Français de nouveau jusqu’en 40 et Allemands jusqu’en 45 – une région à l’identité complexe.
Leurs sentiments d’isolement quand ils se retrouvent loin de chez eux, la manière dont on leur fait sentir qu’ils sont différents, Joël Egloff le restitue fort bien.
Nés trop près d’une frontière mouvante, sans cesse écartelés entre deux cultures et deux langues, ils se sentent toujours en dehors. Leur seul refuge étant ce dialecte, le platt, auquel ils se sont accrochés et qui représente en quelque sorte leur territoire.
L’auteur montre également comment les enfants ont eu beaucoup moins de difficultés à s’adapter à leur nouvelle situation, tissant rapidement des liens de copinage avec les gamins du coin.
Mais cette insouciance relative sera vite balayée lors de la réception de l’ordre de mobilisation dans le RAD (Reicharbeitsdienst), l’antichambre de la Wehrmacht, une période durant laquelle on s’acharne à persuader ces enrôlés de force, qu’ils n’existent que par le groupe et pour le groupe et il devra subir des humiliations de toute sorte jusqu’à son incorporation dans la Waffen-SS et son envoi au front… Il sera enfin libéré en septembre 1945 après avoir été fait prisonnier par l’armée américaine.
Joël Egloff signe ici un grand roman sur l’histoire mouvementée de cette région frontalière de l’Allemagne, rappelle le destin de ces Malgré-nous incorporés de force dans l’armée allemande, comme son propre père, dépeignant sans condescendance toute l’absurdité de cette guerre.
En se plaçant à hauteur de regard de l’enfant qu’il a été, l’écrivain désignant son père à la deuxième personne du singulier est un procédé original que j’ai trouvé particulièrement convaincant.
En s’adressant directement au jeune homme qu’était son père lors de cet engagement forcé, et ce tout au long du récit, en évoquant avec subtilité, les questions qu’il a pu et dû se poser, il nous fait ressentir toutes les blessures intimes, la peur, l’incompréhension, les doutes qui ont dû l’assaillir.
Beaucoup d’ironie traverse le texte, notamment lorsque l’auteur retrouve un manuel scolaire de ces années-là avec ses cinquante-huit leçons, « de quoi faire de vous des puits de science, une armée d’érudits, quelques prix Nobel » et plus précisément cette cinquante-neuvième dont l’exercice final vaut son pesant d’or avec notamment la résolution et les commentaires faits par l’auteur lui-même.
Ces féroces soldats, référence à notre hymne national, est un bouquin richement documenté, passionnant, émouvant et bouleversant, empli de sensibilité et un bel hommage aux Malgré-nous.
L’écrivain et scénariste Joël Egloff (photo ci-dessus) avait reçu le Prix du livre Inter pour L’Étourdissement, roman que j’avais fort apprécié, tout comme Ces féroces soldats.
Ghislaine