Dima Abdallah : Bleu nuit

Bleu nuit      par    Dima Abdallah.

Sabine Wespieser (2022) 228 pages.

 

 

Après Mauvaises Herbes paru en 2020, récit croisé d’un père et de sa fille, premier roman de Dima Abdallah (photo ci-dessous, aux Correspondances de Manosque 2021), Bleu nuit confirme le talent de cette auteure.

 

Dès les premières pages, le narrateur délivre les deux seules dates qu’il tolère, le 25 octobre 1961, jour de sa naissance, marquée après tout, noir sur blanc sur ses papiers d’identité et le 21 mars 2013, date à laquelle va débuter pour lui une nouvelle vie.

 

Cet homme, ancien journaliste, est parvenu pendant des années à tenir en laisse ses souvenirs, en vivant cloîtré dans son appartement, n’échangeant que quelques mots avec les coursiers qui le livrent à domicile. Impossible pour lui de sortir car dès qu’il ouvrait la porte de son immeuble, ses jambes le lâchaient et ce n’est qu’au prix d’efforts intenses qu’il parvenait à rentrer.

 

Un appel téléphonique fait basculer alors sa vie. Alma, la seule femme qu’il a aimée est décédée.

 

Ce 21 mars, lendemain de l’enterrement, enterrement auquel il s’était préparé à assister mais auquel il a été incapable de se rendre, vers 6h 30 du matin, il prend son sac à dos, y déverse ses médicaments, quelques livres, son pull le plus chaud, deux ou trois vêtements, son bonnet en laine, avant de refermer l’armoire, tente de convoquer le souvenir de l’odeur d’Alma en portant à son nez ses vêtements, mais subsiste seulement une odeur de poussière et de renfermé, claque la porte de l’entrée et dévale l’escalier. Il cherche la première bouche d’égout de la rue et y jette les clefs de l’appartement.

 

 

Il a l’impression de se réveiller d’un long sommeil. Son domicile est désormais la rue.

Il change d’emplacement chaque soir et au bout de quelques mois arrive à connaître chaque rue, chaque boulevard, chaque impasse dans un grand périmètre autour du Père-Lachaise, évitant seulement celle où il habitait. « Je veux que toute ma vie d’avant brûle doucement et tombe en ruines ».

 

Il se crée une nouvelle routine, le mardi, rue des Passants, le mercredi, rue des Amandiers (photo ci-desous), le jeudi, c’est le Père-Lachaise (photo ci-contre), sans toutefois n’y avoir jamais cherché la tombe d’Alma, et passe tous les vendredis rue du repos. Dans chacune de ces rues, chaque semaine, il a un échange fugace avec des jeunes filles ou des femmes, toujours les mêmes, chez qui il sait déceler la tristesse et la détresse. Si Emma lui ramène à l’esprit des images refoulées de vergers en fleurs, puis en septembre de pommes englouties avec Hana, Ella, quand à elle, lorsqu’elle lui tend un croissant, ce sont alors mille odeurs qui envahissent la rue des Amandiers, le quartier entier qui embaume d’un parfum de galettes à l’anis et la grâce des mains généreuses de la tante Zeina qui apparaissent…

 

Il sera cependant vite submergé par cette infinité d’images, « avec les souvenirs d’elle (Alma), tous les autres, morts et enterrés, ressuscitaient … Tout le satané bleu remontait en moi... »

 

Bientôt, les fantômes qu’il avait essayé de fuir en venant s’installer de l’autre côté de la Méditerranée, ni  les rituels, ni la drogue ni l’alcool ne pourront les contenir. Il va alors consacrer ses nuits tourmentées au récit de ce cauchemar éveillé dans lequel il se débat depuis tout jeune.

 

 

Au travers de ce fabuleux monologue, Dima Abdallah dresse le portrait bouleversant d’un homme en proie à ses fantômes, qui essaie de forcer sa mémoire à se vider de ses souvenirs, mais l’oubli est tellement difficile. À chaque instant, le noir côtoie la lumière.

 

Cette errance dans Paris est racontée de façon absolument poétique et nous fait rencontrer ces laissés-pour-compte que souvent, nous ne savons plus voir.

 

Une profonde humanité se dégage de ce récit raconté par un homme qui souffre, mais surtout, parvient à ressentir au plus juste la détresse de ses semblables.

 

J’ai aimé cette remontée des souvenirs, notamment au travers des odeurs, des sensations, si délicatement et poétiquement transmises, que ce soit le feuilletage du croissant, le parfum des galettes à l’anis, la grâce des mains généreuses de sa tante ou encore le parfum de Layla, « ce savant mélange de crème hydratante, d’iode et de jasmin » qui le ramène à sa mère. Ces réminiscences dégagent beauté et sensualité.

 

Il faudra cependant attendre les derniers chapitres pour comprendre totalement le passé de cet homme et je dois dire que pour moi, cette attente s’est révélée un peu longue.

 

Bleu nuit est un roman poignant, sensible, rude, sur l’oubli, la rue, un roman sombre, très sombre et pourtant radieux, empreint de poésie.

 

Ghislaine

 

 

 

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Encore une belle idée de lecture, j'avais aimé l'écouter à Manosque
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